Written by Lucienne Peiry in Découverte Le Carnet
27 août 2016
Le rôle de l’Art Brut a été déterminant pour de nombreux artistes contemporains. Hervé Di Rosa, l’un des fondateurs et représentants majeurs du mouvement de la « Figuration libre », a été profondément captivé par l’Art Brut et par les écrits de Dubuffet. Il raconte dans un texte, écrit la demande de Lucienne Peiry, l’histoire de ce « coup de tonnerre » …
Certains de ces propos seront cités dans l’ouvrage de L. Peiry, qui paraît en octobre 2016 chez Flammarion, intitulé L’Art Brut (400 pages, 500 illustrations).
DE L’ART BRUT À L’ART MODESTE
Baigné d’imageries punk durant mon adolescence, je me passionnais déjà pour les illustrations violentes, décalées, surprenantes que je trouvais alors dans les fanzines, les grafzines, les affiches de concert et les pochettes des vinyls.
Je recherchais ce monde remuant, volontaire, sans limite, très loin du pop, du design, de la mode et de l’art minimal qui dominait les arts visuels. Le goût de la marge m’entraîna très tôt vers ce que l’on appelait déjà l’Art Brut : les modestes parutions et les rares expositions m’enchantaient littéralement.
Ces artistes, souvent aliénés, asociaux, vagabonds, nous proposaient d’autres raisons de dessiner, coller, peindre, sculpter, remettaient en question la pratique artistique et peut-être l’histoire de l’art et provoquaient le désir contre tout de créer des formes.
Les écrits de Dubuffet sur ces découvertes et cette histoire de l’art cachée que je découvris pour la première fois dans la bibliothèque de l’École supérieure des arts décoratifs, me firent l’effet d’un coup de tonnerre. Ils m’enseignèrent à aiguiser mon regard sur toutes les images qui nous entourent. La première visite à la Collection de l’Art Brut de Lausanne termina de me convaincre à jamais.
Les recherches et les écrits sur ces artistes m’apparurent aussi un peu trop précises, voire restrictives, alors que Dubuffet avait déclenché en moi cette liberté de penser autrement, d’élargir et de traverser les frontières. Il me poussait à appliquer cette curiosité et cette liberté de regard sur d’autres productions, elles aussi méprisées par ignorance.
Ainsi l’Art Brut avait vite rejoint mon panthéon personnel des exclus et des sans grades : la bandes dessinée, l’enseigne africaine, les « rotulos » mexicains, les super héros en plastique, les souvenirs d’aéroports, les images saintes et les écrans des jeux vidéo naissants.
Mais l’Art Brut m’avait aussi appris à élargir le spectre de mon attention : ce fut un des moteurs puissants de la notion d’Art modeste qui, depuis plus de deux décennies, occupe une grande partie de mon temps, avec la peinture et le dessin.
L’aventure commença au début des années 90, dans la galerie de l’art modeste que nous avions créée à Paris, mon frère Richard, Hervé Perdriolle et moi-même, où nous vendions nos éditions pour pouvoir produire des expositions d’artistes que nous aimions. Je suis très fier d’avoir ainsi présenté une des dernières expositions de Willem Van Genk, de belles œuvres d’André Robillard et Thérèse Bonnelalbay, en 1991 à Paris.
Le Musée international des arts modestes permit ensuite à partir de l’an 2000 de mettre à l’épreuve la notion d’art modeste en présentant de nombreux artistes de ces territoires en friche, dans de grandes expositions thématiques aux côtés d’artistes plus conventionnels, émergents ou reconnus. […]
Après des années de mépris ces artistes sont enfin acceptés, exposés, recherchés achetés et collectionnés. Cela me permet d’y avoir accès plus facilement: des œuvres saisissantes, des formes jamais vues, surgissent par milliers de tous les points du globe. Grâce à la curiosité et au travail de quelques-uns, les artistes bruts sont aujourd’hui une multitude, chaque jour apporte sa découverte du Japon au Brésil, de l’Afrique subsaharienne à votre voisin de palier. Une autre histoire de l’art fait surface. C’est un champ infini de recherche et de passion pour les artistes de mon genre, dévoreurs de formes et d’images, avides d’en connaître toutes les possibilités, les dernières trouvailles, la surprise et l’émotion.
Ces productions, si étrangères aux classements de toutes sortes et si absentes des centres d’arts, sont pourtant d’une rare justesse. Elles nous interpellent, nous les artistes convaincus de nos places dans l’histoire de l’art ou dans son marché, nous qui avons bénéficié d’une riche éducation et sommes devenus une convention – suivant les lois de saint Dubuffet !
Non, décidemment la situation est beaucoup plus complexe qu’au temps de Dubuffet: grâce aux défricheurs, les frontières sont moins étanches entre les différents territoires de l’art. De plus, les technologies de la communication modifient sans cesse ces territoires, les transforment en arborescences. Demain, ces rhizomes infinis se multiplieront en plans successifs dans de nombreux univers parallèles. Ces découvertes et ces observations me rendent optimiste quant aux capacités de l’homme à réinventer sans cesse l’art qu’on n’attend pas.
Hervé Di Rosa
Paris, juin 2016