Written by Lucienne Peiry in Le Carnet
8 janvier 2025
Ils et elles se sentent en relation avec des défunts et des esprits ou se disent en adéquation avec le cosmos ou la nature, influencé.es par des dieux et des déesses ou des forces supérieures.
Lucienne Peiry ouvre sa nouvelle exposition à Genève, au Musée international de la Réforme, à partir du 30 janvier 2025. Elle y réunit 14 créatrices et créateurs de plusieurs pays d’Europe et de Bali, du Ghana, de Chine notamment, empreint.es de différentes cultures et croyances.
Jeanne Laporte-Fromage crée une robe d’apparat pour rejoindre son défunt mari et conjurer la mort, tandis que Ni Tanjung, dans la campagne balinaise, invente un théâtre nocturne et fait intervenir ses ancêtres qu’elle dessine en couleurs. Des cieux imaginaires et éphémères sont tracés au sol par Marie Lieb à l’aide de bandes de tissu récupéré et déchiré, alors que Jeanne Tripier dialogue avec des esprits, dont celui de « Zibodandez », composant ses « clichés atmosphériques » avec de l’encre violette ou carmin, cristallisée à l’aide de sucre fin. La question de l’invisible, de l’au-delà et de la mort préoccupe au plus haut point, voire agite et obsède les autrices et auteurs d’Art Brut réuni.es dans cette exposition.
Leur lieu de création est une cellule asilaire, une chambre exiguë, une cabane, une cave ou un grenier. Il constitue un espace privilégié et sacré, une « hétérotopie », au sens où l’entendait le philosophe Michel Foucault : un lieu affranchi du temps, en rupture avec la société, et qui héberge l’imaginaire, l’illusion et l’utopie. Là, à huis clos, loin de toute officialité, c’est en réponse à une vision ou à une épiphanie, en relation avec des défunts ou des forces occultes, que ces personnes acceptent, recherchent ou provoquent un état de vacuité profonde où la raison se relâche, favorisant une présence accrue à soi-même, aux choses, aux êtres, au monde, à l’invisible. Certain.es entrent alors dans des états de conscience modifiés, comparables à la transe et à l’extase mystique, déclenchées par des pratiques rituelles ou la consommation de substances psychotropes hallucinogènes.
Le geste et la matière jouent de surcroît un rôle stimulant dans le processus créatif et entraîne un effet de relance fécond. Coups de pinceau, tracés graphiques, points brodés se juxtaposent ou se superposent, se répétant dans la lenteur ou dans la hâte. Ce principe itératif et régulier réveille en chacun.e des capacités créatrices personnelles restées latentes. Ces autrices et auteurs gagnent alors des territoires inexplorés et déploient une inventivité qui les exalte. La feuille de papier ou la pièce de tissu devient l’écran de leurs effusions. En lien avec l’au-delà, elles et ils se prêtent à ces expériences de transcendance, au-delà de l’intelligible. Ils et elles rendent visibles une absence, révèlent l’indicible. Des silhouettes étranges surgissent dès lors sur les rouleaux de papier de plusieurs mètres de long de la Chinoise Guo Fengyi, alors qu’Henry Dunant, dans un village reculé de Suisse septentrionale, dessine l’imminence de l’Apocalypse dans ses diagrammes clandestins.
Ces créatrices et ces créateurs ne se considèrent pas comme des artistes. Tous et toutes se voient comme des messagers ou des émissaires, reliés à des défunts ou des divinités, en communion avec la nature ou le cosmos. C’est l’énergie ou la volonté de Dieu ou de Bouddha, d’esprits ou d’entités supérieures qu’ils disent capter ou suivre, et qu’ils traduisent dans leurs productions.
Touchant de près à la condition humaine, ces créations nous incitent à notre tour, par un effet de miroir, à nous livrer à l’introspection et à faire face aux interrogations existentielles propres à tout être humain. L’exposition invite tout à la fois à un voyage philosophique, esthétique et sensoriel.
« L’un des grands malaises de notre société est d’avoir totalement séparé l’ordre du rationnel et l’ordre du poétique, tandis que dans toutes les civilisations dites primitives […], ce sont deux ordres étroitement unis. » Claude Lévi-Strauss, 1988
« Voir l’invisible. L’Art Brut et l’au-delà »
Musée international de la Réforme à Genève
Vernissage: 29 janvier, 18:30.
Du 30 janvier au 1er juin 2025
Du mardi au dimanche de 10h à 17h
Rendez-vous avec l’Art Brut et Lucienne Peiry – 12 février 2025, 18:30-21:00
Commissaire de l’exposition « Voir l’invisible », Lucienne Peiry braquera les projecteurs sur trois créatrices et créateurs d’Art Brut qu’elle a personnellement rencontré.es: Ni Tanjung à Bali, Guo Fengyi à Xi’an, en Chine, et August Walla à Gugging, près de Vienne. Elle partagera avec le public ces échanges troublants et commentera quelques productions de ces auteurs et autrices dissident.es
Elle évoquera aussi l’évolution de la place de l’Art Brut dans quelques événements culturels internationaux récents et abordera certaines raisons pour lesquelles ces œuvres suscitent un tel engouement depuis le début des années 2000.
Inscriptions
L’Art Brut sous trois regards – 18 février 2025, 18:30-21:00
Mali Genest, artiste et spécialiste d’Art Brut, évoque la création de Marie Lieb qu’elle reconstitue dans l’exposition. Véronique Terrier, sinologue et spécialiste de Qigong, se penche sur la création de Guo Fengyi. Véronique Mauron, historienne de l’art et enseignante à l’EPFL, évoque les liens entre Art Brut et art contemporain.
Inscriptions
Voir l’invisible avec des femmes créatrices d’Art Brut – 8 mars 2025, 11:00-12:00
Inspirée par la naissance de l’aube, Anna Zemankova, révèle une végétation onirique et sensuelle. Marie Lieb déplie au sol une constellation céleste à l’aide de lambeaux de tissu. Jeanne Laporte-Fromage crée une parure vestimentaire qui lui donne accès à l’au-delà pour rejoindre son mari. Jeanne Tripier crée des « tables de voyance », ajoutant du sucre à des taches d’encre pour créer des effets de cristallisation troublants.
Inscriptions par téléphone au 022 310 24 31