August Walla, Collection Dammann, Tägerwilen. Graphisme: Nicolas Hubert, Paris
Written by Lucienne Peiry in Le Carnet
11 janvier 2025
Lucienne Peiry ouvre sa nouvelle exposition à Genève, au Musée international de la Réforme, à partir du 30 janvier 2025. Elle y réunit 14 créatrices et créateurs de plusieurs pays d’Europe et de Bali, du Ghana, de Chine notamment, empreint.es de différentes cultures et croyances.
Les créatrices et créateurs d’Art Brut présentés dans cette exposition se sentent en relation avec des défunts et des esprits ou se disent en adéquation avec le cosmos ou la nature, influencé.es par des dieux et des déesses ou des forces supérieures.
Jeanne Laporte-Fromage crée une robe d’apparat pour rejoindre son défunt mari et conjurer la mort, tandis que Ni Tanjung, dans la campagne balinaise, invente un théâtre nocturne et fait intervenir ses ancêtres qu’elle dessine en couleurs. Des cieux imaginaires et éphémères sont tracés au sol par Marie Lieb à l’aide de bandes de tissu récupéré et déchiré, alors que Jeanne Tripier dialogue avec des esprits, dont celui de « Zibodandez », composant ses « clichés atmosphériques » avec de l’encre violette ou carmin, cristallisée à l’aide de sucre fin. La question de l’invisible, de l’au-delà et de la mort préoccupe au plus haut point, voire agite et obsède les autrices et auteurs d’Art Brut réuni.es dans cette exposition.
Leur lieu de création est une cellule asilaire, une chambre exiguë, une cabane, une cave ou un grenier. Il constitue un espace privilégié et sacré, une « hétérotopie », au sens où l’entendait le philosophe Michel Foucault : un lieu affranchi du temps, en rupture avec la société, et qui héberge l’imaginaire, l’illusion et l’utopie. Là, à huis clos, loin de toute officialité, c’est en réponse à une vision ou à une épiphanie, en relation avec des défunts ou des forces occultes, que ces personnes acceptent, recherchent ou provoquent un état de vacuité profonde où la raison se relâche, favorisant une présence accrue à soi-même, aux choses, aux êtres, au monde, à l’invisible. Certain.es entrent alors dans des états de conscience modifiés, comparables à la transe et à l’extase mystique, déclenchées par des pratiques rituelles ou la consommation de substances psychotropes hallucinogènes.
Le geste et la matière jouent de surcroît un rôle stimulant dans le processus créatif et entraîne un effet de relance fécond. Coups de pinceau, tracés graphiques, points brodés se juxtaposent ou se superposent, se répétant dans la lenteur ou dans la hâte. Ce principe itératif et régulier réveille en chacun.e des capacités créatrices personnelles restées latentes. Ces autrices et auteurs gagnent alors des territoires inexplorés et déploient une inventivité qui les exalte. La feuille de papier ou la pièce de tissu devient l’écran de leurs effusions. En lien avec l’au-delà, elles et ils se prêtent à ces expériences de transcendance, au-delà de l’intelligible. Ils et elles rendent visibles une absence, révèlent l’indicible. Des silhouettes étranges surgissent dès lors sur les rouleaux de papier de plusieurs mètres de long de la Chinoise Guo Fengyi, alors qu’Henry Dunant, dans un village reculé de Suisse septentrionale, dessine l’imminence de l’Apocalypse dans ses diagrammes clandestins.
Ces créatrices et ces créateurs ne se considèrent pas comme des artistes. Tous et toutes se voient comme des messagers ou des émissaires, reliés à des défunts ou des divinités, en communion avec la nature ou le cosmos. C’est l’énergie ou la volonté de Dieu ou de Bouddha, d’esprits ou d’entités supérieures qu’ils disent capter ou suivre, et qu’ils traduisent dans leurs productions.
Touchant de près à la condition humaine, ces créations nous incitent à notre tour, par un effet de miroir, à nous livrer à l’introspection et à faire face aux interrogations existentielles propres à tout être humain. L’exposition invite tout à la fois à un voyage philosophique, esthétique et sensoriel.
« L’un des grands malaises de notre société est d’avoir totalement séparé l’ordre du rationnel et l’ordre du poétique, tandis que dans toutes les civilisations dites primitives […], ce sont deux ordres étroitement unis. » Claude Lévi-Strauss, 1988
« Voir l’invisible. L’Art Brut et l’au-delà »
Musée international de la Réforme à Genève
Vernissage: 29 janvier, 18:30.
Du 30 janvier au 1er juin 2025
Du mardi au dimanche de 10h à 17h