Podestà à Dicy et à la Halle Saint Pierre à Paris


Podestà à Dicy et à la Halle Saint Pierre à Paris

Written by Lucienne Peiry in Le Carnet Portrait

4 janvier 2023

Extrait de mon texte, paru dans le catalogue de l’exposition « La Fabuloserie », Paris, La Halle Saint Pierre, 2023, pp. 152-153.

« De la production extravagante de Giovanni Battista Podestà (1895-1976), je connaissais les œuvres conservées à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne, acquises par Jean Dubuffet dans les années 1960. Je voulais en savoir davantage à propos de ce créateur italien auquel j’avais décidé de consacrer mon mémoire de fin d’études universitaires, sous la direction du professeur Michel Thévoz. Il avait applaudi à mon choix tant cet auteur l’intriguait, mais aussi parce que le dossier Podestà était mince, aucune prospection ni aucune analyse n’ayant encore été effectuées.

Cap sur la Bourgogne, un jour de septembre 1985. A mon arrivée à Dicy, Caroline et Alain Bourbonnais m’accueillent à bras ouverts et m’entraînent sans détour dans les dédales de leur Fabuloserie ouverte deux ans auparavant, regorgeant de créations qui impressionnent la jeune étudiante en histoire de l’art que je suis. Se succèdent sous mes yeux, dans l’atmosphère mystérieuse de la maison de pierre, les saisissants personnages de Francis Marshall, les étranges productions d’Émile Ratier et de Vojislav Jakic. Suivant mes guides alertes et loquaces, je pénètre alors dans une plus grande salle et découvre soudain, éblouie, le grand Manteau d’apparat – féérique – de Giovanni Battista Podestà, ainsi que plusieurs sculptures et haut-reliefs tout aussi chatoyants. Ces œuvres, à ce moment-là, n’ont jamais été exposées ailleurs que dans ce musée privé et ne figurent dans aucune publication. Je les vois pour la première fois, écoutant Caroline et Alain me raconter leurs acquisitions de ces pièces fantasques auprès de l’une des filles de Podestà, pour les faire entrer dans leur collection d’art hors les normes.

Le soir-même, en faisant ripaille tous les trois autour d’un repas préparé par Claudine, la gouvernante, discussions, échanges et éclats de rire s’entrecroisent. Alain Bourbonnais me raconte que Dubuffet leur a fait découvrir Podestà, qu’ils l’ont rencontré à Laveno, en Lombardie, en 1972 et ont exposé ses œuvres à l’Atelier Jacob à Paris, la même année, puis en 1976. Mon carnet de notes s’enrichit.

Il est prévu de photographier chacune des créations dès le lendemain matin. Encore marquée par ma découverte récente, je demande à regarder à nouveau les productions de l’auteur qui occupe mon esprit. Sans hésitation, le couple me remet les clés du musée, me laissant librement passer une partie de la nuit, en solitaire, à m’affairer à l’observation de ce corpus d’œuvres scintillantes : Le Dio Oro (27), Le Couple (80), Dieu et Diable (85), Les dix doigts et les dix commandements (17) et tant d’autres m’entourent. J’inventorie, prends des mesures et recopie minutieusement mot à mot l’ensemble des nombreux cartels explicatifs, en italien, qui se trouvent sur chacune des pièces. 

Au matin, Bourbonnais a déjà installé déjà chevalets et socles à l’extérieur, préparant ainsi nos séances de photo à deux, en plein air, pour profiter de la lumière du jour. Ce studio, improvisé sur la route se révèle efficace, puisqu’il nous permet de sortir chaque œuvre de la Fabuloserie et de faire des images de bonne qualité. Mon dossier iconographique est au complet. Je tiens encore à voir et photographier la salle à manger intégralement peinte par Podestà, mais cet ensemble est installé à Paris, dans l’appartement des Bourbonnais qui vivent dans cet extravagant mobilier. Je décide alors de poursuivre sur ma lancée et, grâce à Caroline et Alain, je suis accueillie joyeusement gare de Lyon par l’une de leurs filles, Sophie, qui me fait immédiatement visiter leur maison. Je découvre, étourdie, table, chaises, tabourets, banc, bahut, vaisselier et coffre, où se déclinent, dans les couleurs et la brillance, paysages, sujets religieux et décor végétal qui envahissent les objets jusqu’à masquer le support initial.

Les œuvres de Podestà sont marquées par une exubérance jubilatoire. Je comprendrai au fil de mon étude qu’elles sont placées sous le double signe de la féérie et de la protestation. Chacun des personnages représentés dans des scènes peintes de la vie quotidienne est en vérité le protagoniste d’une accusation. Par leur intermédiaire, Podestà dénonce les inégalités et les injustices sociales, les abus de pouvoir, le mensonge, l’avarice et l’égoïsme, rendant responsable la société moderne, matérialiste et capitaliste qui se développe en Italie dans les années 1950 et 1960. Lui-même fils de paysan, victime de l’exode rural, il se trouve subitement projeté dans le monde urbain, mais décide de résister. Il conteste avec véhémence la perte des valeurs symboliques et spirituelles en créant sculptures, haut-reliefs et en revêtant deux costumes historiés pour se livrer à des parades dans les rues de la petite ville de Laveno, en Lombardie, haranguant les passants. Avec sa longue barbe, ses cheveux qui tombent sur ses épaules et son étrange parure de « prédication », Podestà se sert de son corps comme support d’expression, investissant l’espace public pour donner vie à une œuvre des plus incongrues et des plus inventives. Il entend rendre l’humanité meilleure et apporter un message de rédemption, par des créations aussi espiègles que subversives. L’acte créateur retrouve ses valeurs originelles, entre rite, morale et magie. »


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