Un théâtre pour échappatoire


Un théâtre pour échappatoire

Ni Tanjung, Bali, 2012. © Lucienne Peiry

Written by Lucienne Peiry in Découverte

27 juillet 2012

La créatrice balinaise Ni Tanjung, âgée de 83 ans environ, est grabataire: elle vit dans une pièce exigüe et borgne, plongée dans la pénombre. Sa santé s’est dégradée à la mort de son mari, il y a quelques années; sa fille l’a recueillie et l’héberge depuis lors, dans une petite chambre qu’elle ne quitte jamais. Si elle mène une existence misérable, Ni Tanjung réussit à enchanter ses nuits avec des portraits dessinés et des figurines qu’elle découpe dans du papier, puis qu’elle colorie de teintes joyeuses. La vieille dame octogénaire donne ainsi naissance, à huis clos, à un théâtre onirique personnel, qui contrecarre la terrible vie de recluse à laquelle elle est condamnée.

Dans la chambre de Ni Tanjung, un lit, une simple chaise, une natte, quelques rouleaux de papier et un petit autel de fortune qu’elle a constitué elle-même avec deux ou trois papiers dorés et argentés. Si peu d’objets, alors même que la chambre donne l’impression d’être encombrée et désordonnée. Seule la lueur d’une ampoule éclaire faiblement ce lieu étriqué.

Assise en tailleur, le corps menu et décharné mais d’une grande souplesse, Ni Tanjung se penche en avant pour attraper les boîtes et les enveloppes dans lesquelles ses dessins sont soigneusement rangés et classés, par familles, par séries. Tout en parlant, parfois en chantant, elle sort ses œuvres les unes après les autres pour les disposer en frises continues sur son lit, tout autour d’elle. Sur une ficelle tendue d’un mur à l’autre de sa chambre, elle place plusieurs figurines à califourchon, et les fait tenir en équilibre. Au cours de cette installation qui tient de la performance, la pièce se colore et s’éclaire progressivement, s’anime de plus en plus intensément et se pare d’une féérie inouïe. La vieille dame solitaire a métamorphosé le cagibi où elle est recluse en un somptueux théâtre magique muet.

Dès que ses compositions sont ainsi «exposées», la créatrice les regarde avec un miroir. Elle place celui-ci tantôt devant elle, afin d’inscrire son propre visage au milieu de ses portraits dessinés, tantôt à côté d’elle, pour faire ricocher ses œuvres dans le miroir afin d’en appréhender le reflet. Ni Tanjung a ainsi élaboré une mise en scène personnelle et complexe pour donner vie à un univers d’une singulière poésie. Unique destinataire de sa création, elle n’attend ni reconnaissance ni valorisation de son travail. Elle préfère laisser vagabonder son imagination pour elle seule.

Grâce à la découverte de Ni Tanjung et à la donation généreuse de l’anthropologue genevois Georges Breguet et de son épouse, Lise Breguet, qui connaissent Ni Tanjung et s’occupent d’elle depuis plusieurs années, la Collection de l’Art Brut a pu s’enrichir de nombreuses compositions que la créatrice leur a offertes. Le musée lausannois présentera les œuvres de l’artiste balinaise en 2014, avec des photographies et un film documentaire, lors d’une exposition collective réunissant de récentes trouvailles d’Art Brut dans le monde.


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