Lettre à Dubuffet


Lettre à Dubuffet

Jean Dubuffet à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne, 1976

Written by Lucienne Peiry in Presse

30 décembre 2023

L’émission « Porte-Plume » de la RTS a proposé à Lucienne Peiry d’écrire une lettre à la personne de son choix… 

Sa lettre, destinée à Jean Dubuffet, a été diffusée dans sa totalité sur la Radio Télévision Suisse, le 1er janvier 2024 à 14:00, dans l’émission Porte-Plume, La Première – rediffusion à 02:00 du matin et dimanche 7 janvier à 14:00.

Extrait:

«  Cher Jean Dubuffet, 

Vous êtes l’un des artistes les plus importants du XXe siècle. On sait que l’on peut voir vos peintures et vos sculptures dans les plus grands musées du monde entier. Mais ce que l’on sait moins c’est que vous avez énormément écrit: des textes bien sûr, mais aussi des centaines et des centaines de lettres. Vous avez été un épistolier incroyablement prolifique! Chaque matin, imperturbablement, vous vous installiez devant votre machine à écrire et vous adressiez des missives. 

A vos amis André Breton ou Jean Paulhan. A des médecins, à des psychiatres, à des personnalités suisses aussi. Le peintre René Auberjonois, l’écrivain Paul Budry, deux syndics de Lausanne, Georges-André Chevallaz, puis Jean-Pascal Delamuraz. 

Aujourd’hui, c’est moi qui prends la plume pour vous écrire une lettre… Pour vous remercier! 

Oui, merci de m’avoir tourneboulée avec vos idées et vos écrits! Merci de m’avoir appris à regarder la création dans un autre sens, sous un autre angle. Mais aussi et surtout, merci d’avoir donné le nom d’Art Brut à la collection d’œuvres que vous êtes le premier à avoir constituée et étudiée! Celle qui est aujourd’hui à Lausanne et qui est devenue un musée. 

Peu de monde… très peu de monde sait que… tout avait commencé lorsque vous aviez 22 ans, en 1923. Vous effectuiez votre service militaire à la Tour Eiffel, à l’Office de météorologie. Une dame avait adressé une lettre à l’institution. Elle racontait qu’elle voyait quantité de choses extraordinaires dans le ciel durant la nuit: non pas des nuages, mais des défilés de chars et des cortèges extraordinaires. Pour ne pas les oublier, elle les dessinait, seule dans sa cuisine. Elle s’appelait : Clémentine RIPOCHE. 

Alors vous, enfourchant votre mobylette, vous êtes allé la voir. Elle habitait dans la banlieue nord de Paris. Comme cette rencontre a été importante pour le jeune homme de 22 ans que vous étiez! Pendant plus d’une année, vous vous êtes écrits des lettres, Clémentine Ripoche et vous. C’était votre premier contact avec l’Art Brut. Premier éblouissement. Première fascination.

Pour moi aussi, mon premier contact avec l’Art Brut remonte à ma jeunesse. A peu près le même âge que vous…la découverte des oeuvres d’Art Brut que vous avez réunies a été pour moi comme une « déflagration poétique »! Les dessins d’Aloïse Corbaz habités par tant de couples amoureux, les partitions de musiques énigmatiques d’Adolf Wölfli…sans parler des compositions de Madge Gill, en contact avec un esprit, disait-elle, un esprit qui l’inspirait et lui dictait les multiples visages qu’elle faisait proliférer sur sa toile de coton… 

Grâce à l’Art Brut, j’ai appris à regarder autrement. J’ai appris à voir la richesse de l’impur, du mélangé, du bigarré. Mieux que personne vous avez clamé haut et fort: 
« Une chanson que braille une fille en brossant l’escalier me bouleverse plus qu’une savante cantate. Chacun son goût. J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds ». 

Merci Jean Dubuffet. Je vous souhaite le meilleur, là où vous êtes, pour 2024!  » 

Lucienne Peiry

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