Blackstock l’encyclopédiste est mort


Blackstock l’encyclopédiste est mort

Gregory Blackstock, Collection de l'Art Brut, Lausanne

Written by Lucienne Peiry in Le Carnet Portrait

3 janvier 2023

Gregory L. Blackstock (1946-2023) est décédé à Seattle le 10 janvier 2023, à l’âge de 77 ans.

L’auteur d’Art Brut américain était fasciné par l’idée d’inventorier le monde. Il se livrait à une classification méthodique et détaillée de toutes sortes d’animaux, d’objets et de plantes, systématiquement légendés en lettres majuscules régulières. Ainsi, dans chacune de ses compositions graphiques, corbeaux, scarabées, accordéons, fouets, chaussures ou avions bombardiers étaient alignés, juxtaposés, méticuleusement organisés par groupes, par ensembles, par espèces. 

Mais l’encyclopédiste n’était pas aussi vertueux qu’il y paraissait. Ses inventaires, apparemment objectifs, dérogeaient subrepticement aux règles de la science pour se décliner avec désinvolture et poésie.

Blackstock trouvait ses sources dans des dictionnaires ou dans des guides, dont les planches, copies conformes de la réalité, l’inspiraient; mais le dessinateur autodidacte puisait également dans sa prodigieuse mémoire. Cependant, très vite, ses compositions s’autonomisaient, s’enrichissant grâce à un sens esthétique, graphique et chromatique très prononcé, où la subtile mise en page jouait sur des effets d’ordonnance et de symétrie, ainsi que sur la répétition sérielle et la stylisation des figures et des motifs. Par ailleurs, l’auteur n’hésitait pas à s’immiscer au sein de ses multiples listes, prenant des libertés, parfois incongrues: il diversifiait les couleurs des plumages d’oiseaux, introduisait un autoportrait dans une énumération d’objets, ou faisait surgir furtivement, dans un catalogue général de chaussures, le soulier à cran d’arrêt d’un malfrat jouant dans un James Bond.

L’auteur d’Art Brut américain était autiste. Il était étonnant de le voir réinterpréter l’univers dans la pénombre de son unique chambre encombrée, où, de jour comme de nuit, les persiennes étaient closes et les rideaux tirés. L’homme se rétractait dans le huis clos silencieux de son espace de vie et de création, alors qu’à l’extérieur la ville américaine de Seattle vrombit et brillait de ses feux. Blackstock a été plongeur dans le restaurant d’un club sportif pendant vingt-cinq ans; il arrondissait son salaire en jouant de l’accordéon dans la rue et réalisait des dessins, dont quelques-uns ont paru dans le petit journal du club. Au fil du temps, ses compositions avaient acquis de l’ampleur pour atteindre une dimension très personnelle, surtout depuis sa retraite, en 2001.

J’avais eu le privilège de le rencontrer à Seattle, à son domicile, et de passer du temps à le regarder inlassablement dessiner ses compositions où il réinterprétait l’univers dans la pénombre de son unique chambre, en retrait et à huis clos.

A la Collection de l’Art Brut, nous avions organisé la première exposition de Blackstock en Europe, en 2011-2012. Nous y avions présenté un large corpus de dessins ainsi que le film de Philippe Lespinasse « Gregory Blackstock l’encyclopédiste », 2011, 24’.

J’avais consacré une chronique sur les ondes d’Espace 2 (Radio Télévision Suisse) à Gregory Blackstock, samedi 20 février 2016 à 9h45.

Gregory Blackstock dessine à la Collection de l'Art Brut.

Gregory Blackstock dessinant à la Collection de l’Art Brut.

Gregory Blackstock à son domicile. Photo: Lucienne Peiry
Gregory Blackstock dessinant à son domicile. Photo: Lucienne Peiry


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