Judith Scott au cœur des enchevêtrements


Judith Scott au cœur des enchevêtrements

Judith Scott. Sans titre. 1986 - Assemblage de laine et d’objets de récupération, 35 x 14 x 7 cm Collection Joyce Scott, Alta, Californie

Written by Lucienne Peiry in Le Carnet Portrait

3 mai 2017

« A l’origine de l’exposition intitulée Inextricabilia – les choses inextricables –, la créatrice d’Art Brut américaine Judith Scott (1943-2005) occupe une place centrale. Le processus de création présidant à ses productions ainsi que leur signification sont à ce titre éloquents et trouvent écho, comme nous allons le voir, dans un grand nombre de productions hétérogènes.

Judith Scott commence par récupérer ou parfois dérober toutes sortes d’objets hétéroclites (parapluie, magazine, roue de vélo, clés) qui vont constituer le cœur de ses compositions. Elle les assemble et les arrime solidement les uns aux autres, puis les entoure, les enveloppe et les enlace de fils, ficelles, cordes et cordelettes, de manière à protéger et à occulter intégralement le corps central. Anthropomorphes, zoomorphes ou organiques au début, les sculptures se métamorphosent progressivement et deviennent abstraites dans les dernières années ; elles se présentent le plus souvent sans orientation donnée, sans haut ni bas, sans face ni dos.

La créatrice d’Art Brut n’accorde aucun regard, ou presque, à l’ouvrage en cours de fabrication et procède par gestes lents et répétitifs. La superposition des fils et leur entrelacement, ainsi que les liens et les nœuds qu’elle constitue génèrent un extraordinaire réseau textile, complexe et arachnéen. Les œuvres sont vivement et richement animées par différentes couleurs, matières et épaisseurs des fibres utilisées ; il s’en dégage également une forte tension grâce à la fermeté avec laquelle les fils et les brins sont tirés et tissés. Désordre et sauvagerie se bousculent et président à l’émergence d’une technique inédite et novatrice. Ces sculptures qui ressemblent à des cocons géants multicolores ou rappellent des poupées d’envoûtement sont étroitement liées à l’histoire personnelle de leur auteur.

Contrainte en 1950, alors qu’elle n’a que sept ans, de quitter sa famille et son milieu, la fillette trisomique est placée en institution. Judith Scott est alors séparée de ses parents et de ses deux frères mais surtout de sa sœur jumelle, Joyce, à qui elle est liée par une grande complicité. Bien qu’elles soient privées d’un langage verbal commun (Judith souffre de surdité et de mutité), elles ont tissé des liens étroits, recourant à des moyens de communication d’un autre ordre, principalement sensoriels, et sont inséparables. Pour Judith, cette rupture gémellaire, entraînant la perte d’une partie de son corps, d’une partie de son être, constitue un traumatisme, accentué par la privation de tout lien affectif ainsi que par l’exil et la claustration auxquels elle est contrainte. Grâce à la décision que prend sa sœur Joyce en 1986, les jumelles reprennent contact, après trente-six ans de séparation, et retissent leur relation brutalement interrompue. Les retrouvailles émotionnelles et physiques avec Joyce amènent Judith à développer une expérience intime dans le registre onirique qui lui permet de sublimer l’arrachement dont elle a été victime petite fille. De manière autodidacte, elle réalise plus de deux cents sculptures dont l’une des premières – formée de deux figures identiques face à face et entrelacées par des fils (voir ci-contre) – témoigne de sa conscience et de sa perception de sa gémellité et nous éclaire sur le sens de l’ensemble de son œuvre ».

Extrait du texte de Lucienne Peiry, à paraître dans le catalogue de l’exposition dont elle est commissaire à Paris, à la Maison rouge: Inextricabilia, Paris, Flammarion/La maison rouge, 2017 (à paraître).

Séminaire GREC dirigé et animé par Lise Maurer, 83 Bd Arago, Paris, 12 mai à 14h.

 


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