Rosa Zharkikh s’est éteinte à Moscou


Rosa Zharkikh s’est éteinte à Moscou

Rosa Zharkikh, broderie

Written by Lucienne Peiry in Le Carnet Portrait

31 août 2015

Rosa Zharkikh s’est éteinte à Moscou, ce printemps, à l’âge de 85 ans. Elle résidait dans la capitale russe, dans un petit appartement insalubre, et vivait avec son chien, son seul compagnon. Depuis 1976, il y a près de quarante ans, Zharkikh s’adonnait à la réalisation d’une production en autodidacte, qui avait surgi après une lourde intervention médicale, à la suite de laquelle elle avait eu des visions. Lors de sa convalescence, elle s’était lancée tout d’abord dans le dessin (elle avait alors quarante-six ans), puis dans la broderie, se disant guidée par une instance extérieure: « Mes mains commencèrent à dessiner, apparemment de leur propre volonté et dirigées par une force invisible » (propos recueillis par Anna Yarkina, qui avait tissé des liens avec la créatrice). 

Rosa Zharkikh avait ensuite poursuivi de plus belle, surtout à partir de sa retraite, dix ans plus tard, et se consacrait uniquement à cette activité graphique et textile. C’est ainsi qu’elle matérialisait ses visions relatives à ce qu’elle appelait un « monde parallèle » – dont la source était liée à son corps, ou plus précisément à un affaiblissement physique.

Pareilles à ses dessins, ses broderies sont constituées d’un réseau complexe de fils récupérés qu’elle assemble, superpose et tisse selon une technique particulière et personnelle. Il en résulte des pièces textiles d’une très grande délicatesse, aux vibrations textiles multicolores. 

Grâce à Vladimir Abakumov (Outsider Art Centre à Bar, Montenegro, ex-Moscow Museum of Outsider Art), la Collection de l’Art Brut à Lausanne a pu découvrir cette production extraordinaire et enrichir son fonds de plusieurs pièces majeures. Celles-ci ont été présentées au public dans la grande exposition collective  « L’envers et l’endroit », en 2007-2008, à la Collection de l’Art Brut, aux côtés de compositions textiles de Judith Scott, Juliette Bataille et beaucoup d’autres créateurs et créatrices d’Art Brut, provenant d’Arménie, de Russie, de Belgique, d’Allemagne, de France, de Suisse, d’Italie, de Grande-Bretagne, de République tchèque ainsi que du Japon, d’Australie, des Etats-Unis et d’Amérique du Sud.

De nombreuses productions de Rosa Zharkikh sont conservées dans l’actuel musée d’Outsider Art à Bar, au Montenegro et plusieurs œuvres sont visibles dans l’exposition permanente de la Collection de l’Art Brut, à Lausanne.

L’envers et l’endroit

Broderie, couture, tapisserie, tricot, dentelle, crochet. Les travaux d’aiguille, activités traditionnellement dévolues aux femmes, les ont assujetties au modèle à suivre, au canevas et au si bien nommé patron. Inféodées à ces tâches domestiques, elles y ont sacrifié leur indépendance d’esprit et leur liberté créatrice.

Jeanne Tripier, Madge Gill, Agnès Richter ou Rosa Zharkikh font voler en éclats ces principes ancestraux et semblent bel et bien contester cet asservissement par leurs audacieuses et prodigieuses créations. Parures singulières, histoires de vie brodées, fétiches magiques, écheveaux poétiques, les auteurs d’Art Brut donnent corps à des rêveries qu’ils évoquent entre la transparence et l’opacité. A l’instar d’Adolf Wölfli qui, dans ses partitions musicales, invente ses propres notations de solfège, Judith Scott, Juliette Bataille, Yumiko Kawai ou Jules Leclercq imaginent points, nœuds, laçages ou tissages, tantôt dans le raffinement, tantôt l’acharnement. Broder, coudre, tricoter, autant d’actes rituels – favorisant la pensée vagabonde – grâce auxquels ils se déprennent du réel et dévident leurs fantasmes. A ce titre, la robe de mariée de Marguerite Sirvins, créée à l’aide de fils tirés des draps de son lit pour un jour de noces improbable, est emblématique.
L’aventure les fait remonter dans le temps puisqu’elle renoue avec l’époque médiévale où les œuvres textiles étaient considérées comme un art majeur, réservé aux hommes, exaltant les hauts-faits religieux, guerriers et politiques. Les auteurs d’Art Brut, quant à eux, gagnent le large, tissent toiles et réseaux pour atteindre des territoires oniriques et mentaux vertigineux. Ils disent l’envers et l’endroit de l’existence.

Lucienne Peiry

 

Rosa Zharkikh, broderie

Rosa Zharkikh, broderie


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